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Sinners [Ryan Coogler]

 

Avis Sinners 2025 Ryan coogler


Réalisation : Ryan Coogler

Année : 2025

Pays : États-Unis

Casting : Michael B. Jordan, Miles Caton, Tenaj Jackson

Durée : 2h17

Note : 5/6 (MacReady)       

  3,5/6 (Dahlia
 
 
Nouveau film de Ryan Coogler qui - après avoir fait ses classes dans les arènes respectables du cinéma à licence (Creed, Black Panther) - revient sur ses terres avec un projet viscéral, moite, habité. Quatre ans après Wakanda Forever, blockbuster endeuillé qu’il aura porté autant qu’il aura subi, Coogler revient à quelque chose de plus personnel (il écrit, produit et réalise le film) de plus intime. Une volonté d’affirmation et d’affiliation - le film est dédié à son oncle James, originaire du Mississippi et grand fan de blues. Il convoque donc les fantômes de la mémoire, de la musique, de la transmission, le tout dans un projet à la croisée des genres, à la fois solide, mais fragile. Une fable décoloniale déguisée en cauchemar sensuel, parfois même mystique. Une plongée lente, humide, poisseuse, où la menace devient système d’assimilation, et où la musique, le blues, se transforme en champ de bataille culturelle. Bref, un projet très ambitieux et assez dense, malgré son apparente simplicité. 
Et c’est là que je dois vous prévenir : on va pas juste faire de la critique mais de l’analyse, donc si vous ne l’avez pas vu et que vous voulez garder des surprises, vaut peut-être mieux revenir quand vous l’aurez vu.


Avis Sinners 2025 Ryan coogler


Cela étant posé, apparente simplicité disais-je, parce que oui, l’histoire est presque simple. 1932, Clarksdale, Mississippi. Deux frères jumeaux, Elijah "Smoke" et Elias "Stack" Moor (Michael B. Jordan, assez mortel dans un double rôle en miroir), reviennent ouvrir un juke joint dans leur ville natale. Un lieu pour danser, jouer, exister. Mais le Sud est encore hanté, et l’enjeu de cette journée et de cette nuit, c’est de faire danser les vivants sans réveiller les morts ; chose difficile lorsqu’on parle du blues. D’autant plus quand les morts, ici, ne sont pas seulement des souvenirs, d’anciennes relations amoureuses, conflictuelles, hantées - mais des vampires. Littéralement. 

 
Avis Sinners 2025 Ryan coogler

Mais le truc super, c’est que Sinners ne se contente pas d’un mythe rebattu. Coogler ne veut pas juste rejouer l’opposition entre vivants et morts, Noirs et Blancs, dominés et prédateurs. Bien sûr, c’est inévitablement présent quand même. Mais là où ça devient dense, c’est ce qu’il construit, c’est ce qu’il convoque : un système. Une machine à assimiler. Les vampires ne mordent pas simplement pour se nourrir : ils absorbent et se partagent les souvenirs. Ils digèrent les identités. Ils créent un collectif où tout se fond, où plus rien ne résiste. Un melting-pot carnassier. Ils colonisent. Et la tentation est là : se diluer pour enfin vivre tranquille. Ne plus porter le fardeau de l’Histoire, de la différence, du rejet. Renoncer au chagrin, à la colère, à la spécificité. Cette mécanique de vampirisation ne dépasse pas la question raciale : elle en est le prolongement sophistiqué. Un effacement sans violence apparente, une intégration par le confort. Le piège de l’universel. L’universalisme comme instrument d’effacement culturel, d'effacement communautaire, et d'appropriation culturelle. Ces vampires ne veulent pas exterminer, ils veulent incorporer. Tout est à vendre. Même la douleur. Et ce qu’ils ciblent, plus que les corps, c’est ce qu’ils transportent : une mémoire, une culture, une musique.

 
Avis Sinners 2025 Ryan coogler

C’est ici que le blues devient un enjeu central. Pas seulement comme élément d’ambiance ou décor sonore - même si la b.o est mortelle - mais comme axe narratif, comme mémoire en résistance. Et à plusieurs niveaux. Bon, déjà, le film met en scène une tension ancienne : celle entre le gospel et le blues, entre la musique de l’Église et celle du diable. Sammie, fils de pasteur (Miles Caton, génial, surtout chanteur, premier rôle au cinéma : franchement bravo), est sommé de choisir. Son père, le révérend Jedidiah, figure autoritaire, l’enjoint à rester du côté des cantiques, loin de ces rythmes "surnaturels" et tentateurs. Car le blues, nous dit le film, a longtemps été vu comme le jumeau pécheur du gospel - un cri de révolte, un chant d’exil, un héritage chargé de culpabilité et d’émancipation. La musique des pécheurs. Sinners joue de cette dualité en la ramenant à un enjeu fondamental : qui a le droit de transmettre quoi, et à qui.


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Ce n’est pas un hasard si l’ombre de Robert Johnson plane sur le récit. Son fameux pacte avec le diable au carrefour, mythe fondateur du blues, structure secrètement le film : Sammie, lui aussi, se retrouve à une croisée - entre héritage et renoncement, souvenir et oubli, sacré et profane. Le folklore des bluesmen, avec ses légendes de possession, de dédoublement, de damnation, devient ici matière première d’un cauchemar politique. Parce que comme on l’a dit, le pacte ici ne se résume qu’à une chose : une intégration, une assimilation promettant paix, apaisement, abolition des différences, mais au prix de la perte de son identité, de son âme, de sa souffrance, de sa singularité, autant individuelle que collective.

 
Avis Sinners 2025 Ryan coogler

Mais Sinners ne se contente pas de citer : il compose. Une scène en particulier concentre toute l’ambition sensorielle et symbolique du projet. Dans un long plan-séquence situé dans un juke joint fiévreux, Coogler superpose plusieurs époques musicales autour de Sammie : du blues originel aux envolées rock des 70s, en passant par des danses tribales et des nappes de rap contemporain. Ce moment suspendu, halluciné, dépasse la simple évocation pour devenir vision : celle d’une mémoire noire ouverte, polyphonique, plurielle. Qui ne se dissout pas, qui garde ses particularités identitaires, culturelles. Qui du coup s’ajoute, se complète, se superpose, s’enrichit. Là où les vampires veulent diluer. C’est simplement brillant. La scène agit comme une percée mystique dans le récit : le temps se dilate, les styles se télescopent, la transmission devient une transe. Oui, je le répète, c’est brillant. D’autant plus que l’idée est casse-gueule. Voire même un peu naïve quelque part. Mais honnête, juste, belle, désarmante, d’autant plus lorsqu’on l’intègre aux problématiques globales du film. C’est - comme tout le film - incarné, physique. Les corps dansent, transpirent, s’aiment, se baisent, saignent, se tuent. C’est un film profondément sensuel. Corporel. Mêmes dans ses thèses.


Avis Sinners 2025 Ryan coogler

Alors oui, le film de Coogler n’est pas parfait. Il est parfois maladroit dans ses articulations, parfois naïf comme on l’a dit. Il est long aussi, un peu. La confrontation finale aurait peut-être mérité d'être plus tendue. Le truc c'est que même s'il est à la croisée des genres, il s'exprime avant tout non pas comme un film d'horreur, mais bien comme un drame, très proche de ses personnages (tout le cast est super) et de leurs problématiques. Bref, parfois ça vacille, on s'impatiente, il a des failles. Mais ses failles sont celles de ses ambitions. Coogler signe là son œuvre la plus personnelle, la plus entêtée, la plus politique – sans jamais le dire. Un film d'affirmation communautaire en opposition à l'assimilation. Un film de chants, de souvenirs qu’on refuse de vendre. Il veut capter quelque chose de profond, de délicat : comment une culture peut survivre à ceux qui veulent la diluer dans un grand tout, l’édulcorer, la digérer, la recracher sous une forme inoffensive. Bref, Sinners est un film qui parle de transmission, pas comme un mot à la mode, mais comme un geste vital. Il regarde les spectres, non pour faire peur, mais pour ne pas oublier. Et il ose l’émotion, l’irrationnel, le ressenti pur - quitte à parfois se perdre en chemin en boitant un peu. Et toute cette fragilité épouse et exprime le principal : c’est surtout un film incroyablement humain.


-MacReady-




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